Opérer dans le réel : l’espace public et le champ social comme territoires d’expérience
« Pour observer, comprendre l’actualité du monde, il faut s’installer sur les lignes de faille (Michel Foucault) »
S’immerger dans les lieux et milieux de vie quotidienne des populations rencontrées et intéressées, c’est décaler les lignes de partage artistique et culturel. C’est ouvrir de nouveaux espaces d’existences possibles, alternatifs et réjouissants, d’inventer de nouvelles formes d’urbanité en questionnant notre relation esthétique au monde et aux autres.
En prenant place et corps dans l’espace public et social, il s’agit de reconquérir le sens politique du champ de l’art et de l’élargir aux lieux qui ne lui sont pas réservés.
Les formes esthétiques permettent aux personnes motivées et concernées, d’entrer dans le processus créatif, afin d’élaborer elles-mêmes les « signes » forts de leurs présences et existences sur leur territoire de vie ou d’attachement. Elles composent les régimes de leurs visibilités au monde.
L’empathie aux choses du réel et la curiosité aiguisée pour les questionnements qui traversent notre époque sont des facteurs déterminants pour prendre part et position. En effet, le fait artistique partagé permet d’amplifier et de territorialiser autrement les questions qui nous traversent et les terreurs qui nous habitent. Une attention particulière à notre contemporanéité est primordiale pour imaginer ensemble des possibles devenirs qui nous dépassent.
« Firmin Quintrat (1902-1958). Ce dernier prit, en 1929, à l’âge de vingt-sept ans, la décision de dépenser les années qu’il lui serait encore donné de vivre à regarder le plus grand nombre possible de ses contemporains. Il parcourut le monde, les continents et, sans souci d’exhaustivité, sans fantasmer un regard total sur sa planète, il visita les villages, traversa les faubourgs, s’arrêta aux carrefours des grandes villes et consacra quelques secondes à tous les visages qui se présentaient à lui. Il ne tint pas les comptes de ses rencontres, pas plus qu’il ne confia ses émotions à un journal. Ses yeux furent ses seuls acolytes. Il n’ignora pas qu’on pût rire de son projet, lequel, effectivement, prêtait le flanc à des interprétations risibles : croisade humaniste, arpentage du monde par amour du genre humain, hymne de miséricorde psalmodié à l’échelle d’une existence. Non, Firmin Quintrat ne fut pas un ange de charité et de partage, sa bonne parole n’eut jamais de sujet. Il n’a toujours envisagé ce qu’il appelait sa « collection de contemporains », que comme un défi logique, une opération algébrique, une œuvre aussi.
« Mon œuvre, écrivit-il à son frère, puisque je suis artiste, ce ne seront pas des aquarelles, des eaux-fortes, des bronzes, des poèmes, ce seront mes yeux, qu’il vous faudra exposer sous un globe de verre, les yeux de l’homme qui aura vu le plus d’hommes dans sa vie. L’humanité se sera imprimée sur leurs rétines. Ces yeux, il ne faudra plus les envisager comme des outils, ils seront devenus des sommes, des archives, une collection unique. »
Son silence ne lui fit pas rencontrer Saint Jean de la Croix. Il fut naïf à sa manière, libre, et pour tout dire heureux, sans œuvres. » (Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to do, éd. Hazan, 1997, rééd. 2009)
À partir des matières du réel, il s’agit d’élaborer le dess(e)in d’une nouvelle fiction urbaine et d’actualiser, construire et déconstruire notre vision critique du monde.
Parce que les arts du récit et des représentations esthétiques racontent et expriment « ce qui pourrait arriver et se passer », tentant ainsi de rendre intelligible les perceptions que l’on se fait du fonctionnement de notre monde.
La fiction de la friction humaine et de la créolisation du monde, proposée par La Luna est fabriquée ici, par agencements matériels (montage, collage, composition) d’actions poétiques entre elles et d’arrangements de signes, de mots et d’images. Feindre, fabriquer, mettre en récit et en fiction, produire des artefacts permettent de forger et d’élaborer des structures sensibles et désirables afin de reconfigurer le territoire du pensable, du faisable, du visible, du possible à vivre et du devenir à imaginer.
Le « partage du sensible » comme relation esthétique au monde
La notion du « partage du sensible » (développée par Jacques Rancière) habite de façon majeure les productions plastiques de La Luna, en construisant pour chaque projet, les « justes » espaces-temps de ce partage esthétique et culturel. Processus d’oeuvre ouverte à l’altérité, introduction de la participation active des habitants, expérimentation de création partagée (recherche et fabrication) dessinent peu à peu les instances discursives et politiques de la réception des oeuvres plastiques réalisées dans ces conditions.
« Le partage du sensible est un partage esthétique qui fixe en même temps un commun partagé et les parts exclusives de chacun (…) La répartition des parts et des places se fonde sur un découpage des lignes de partage des espaces, des temps, et des formes d’activité et de visibilité, et détermine la manière dont chacun à sa mesure participe à une forme commune. Les manières dont des figures de communauté se trouvent inscrites plastiquement et prennent ainsi sens, définissent à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience, et l’art comme mise en forme et représentation de cette expérience sensible et participative ». (Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et Politique, éd. La Fabrique, Paris, 2000)
Redonner part à chacun dans le processus de co-création permet de dessiner la forme esthétique (plasticité, visibilité, sonorité, tactilité) des pratiques de l’art qui « font de la politique », de préciser le lieu qu’elles occupent, de ce qu’elles « font » et « forment » dans l’espace public et social. Et c’est là que le parti-pris poétique et la forme sensible deviennent question politique : chacun ses points de vue et ses techniques de fabrication, tous assemblés le temps d’un moment d’atelier de co-création, afin de mettre en jeu et construire, une vision commune d’action collective publique et esthétique, et de favoriser le mixage poétique le partage vécu du sensible.
La tekhnè de l’art, qui est une technique comme une autre, permet de déplacer le « faire artistique » sur l’espace du commun, de le mettre en exposition, en visibilité et aussi en réflexion partagée, en dicibilité. Ainsi, celui qui fabrique (artisan, technicien, bricoleur, artiste) peut prendre part au pensé et discuté le commun à partir de ce qu’il fait et du lieu où il est. Il s’agit alors de prendre soin de représenter les formes et les relations de la co-construction du bien commun, À chacun de s’en approprier une partie, par le faire ensemble, et d’en partager la responsabilité.
Déplacer les lignes de partages culturels, c’est ouvrir de nouveaux espaces d’existences possibles, alternatifs et réjouissants, d’inventer de nouvelles formes d’urbanité en questionnant notre relation esthétique au monde.
Le concept de « relation esthétique » permet de donner une forme tangible à cette relation et interaction qui existe entre le fait artistique produit, les personnes participantes au processus créatif même, et les territoires de vie investis.
Questionner, penser et créer durablement les formes plastiques de la relation esthétique est une dynamique de création artistique qui se veut d’intérêt général. Les pièces artistiques sont conçues comme des espace-temps de transformation du langage (mots et images), du dialogue des formes entre les parties présentes, de confiance réciproque, de coexistence créatrice et féconde, coopérations frictionnelles et expressions critiques dissonantes comprises.
Dans ces actions artistiques, la co-présence et le langage échangé entre les artistes et les habitants coopérateurs tiennent une place essentielle. Ainsi, des individus, les plus divers possibles, qui ont quelque chose d’indescriptible à échanger, sont simplement venus et se sont réunis pour fabriquer des œuvres en commun.
La participation active des habitants à la recherche artistique et au processus créatif, permet de réaliser des formes plastiques composites, créoles et dynamiques, chacun ses points de vue et ses modes de fabrication, tous assemblés pour mettre en jeu et construire, le temps d’un moment, une vision commune d’action collective publique et esthétique.
Ces formes d’ateliers publics, esthétiques et coopératifs se développent en format sériel sur un temps long dans l’espace social et public et se nomment : « Actions collectives », « Campements urbains » ou « Espaces à vivre »…
Prendre place et corps sur l’espace-temps public afin de fabriquer des espaces et des images à vivre sous condition de rencontre, où l’autre rencontré devient élément générateur, constitutif et ferment actif de l’œuvre à faire. Autant d’oeuvres ouvertes et de formes esthétiques partagées qui prennent sens et existent en tant que forces de proposition active, conflictuelle et dynamique pour la cité.
La puissance politique de l’art : un désir de devenir commun
« Nous avons choisi de produire un art qui naîtra de rencontres, de gestes, d’échanges, de paroles… juste un art nourri des autres (habitants, voisins, invités et courants d’air) » (La Luna)
Une manière à nous de penser et faire de l’art…
en lien avec des contextes sociaux, culturels, économiques et géographiques précis,
en écho avec les problématiques qui animent les personnes rencontrées et les territoires habités,
en relation constante avec un présent en perpétuelle mutation
Autant de formes plastiques qui prennent sens et existent en tant que forces de proposition politique active, conflictuelle et dynamique pour la cité, qui interrogent les potentiels de l’espace politique, en tant qu’espace qui existe entre les hommes (au sens d’Hannah Arendt). La notion de cette « politique nécessairement intersubjective » se situe dans une réflexion sur la responsabilité et la place de l’art dans son rapport au monde et aux autres.
Si l’on considère que « la politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, alors la politique se constitue comme relation » (selon Hannah Arendt).
La qualité de cette relation politique qui existe entre les hommes est l’espace intermédiaire, contradictoire et simultané à la fois, l’espace d’un lien et d’un écart. qui est entre les hommes. Il est l’endroit précis où subsiste la pluralité des points de vue, où et se meut la diversité des savoirs et des identités, il a pour but la création d’un monde commun dont il faut prendre soin et qu’il faut entretenir. Exister au milieu de ses semblables, intégrer la dimension de l’altérité et préserver la confrontation entre les différences, donnent la possibilité d’association frictionnelle dans l’action collective et invitent chacun à trouver des solutions de participation dans un processus politique et créatif.
Il s’agit aussi d’appréhender la politique et l’espace public en tant qu’espace de représentation de l’existence de soi et des autres, dans un espace-temps commun, à partir d’un processus de création partagée. Ainsi, chacun peut prendre part, contribuer à la chose publique, faire société dans sa pluralité et faire monde, riche de sa diversité.
Il s’agit d’en faire une matière à penser, une matière à projet, de lui donner une forme d’art.
Cette démarche de permanence artistique développée au coeur de l’urbanité est activée comme instance de veille réflexive et d’exploration de nouvelles formes de relations esthétiques.