L’oeuvre ouverte : participation au processus créatif et réception éveillée
« Ce fil qui circule entre tous, nous relie et fait de nous des êtres d’esprit nourris des combats politiques et poétiques de tous les autres, ceux d’avant, ceux de maintenant, ceux d’après. C’est ce que les vieux Chinois appelaient la « Longue vie » (Armand Gatti, Rêve d’humanité, janvier 2017)
Ouvrir l’oeuvre à la présence et à l’agir des autres, où chacun, faiseur et/ou récepteur, participe intuitivement et peut intervenir dans le process de fabrication de façon diverse et multisensorielle. L’oeuvre ainsi conçue reste totalement ouverte aux collaborations multiples, en initiant une trajectoire de recherche, pleine de carrefours, de traverses et de dérivations. Une chaîne d’humanité éveillée et sensible se dessine. Chacun se plaçant à la place qui lui convient, jamais trop loin, invité à faire partie du déroulé du parcours du processus créatif.
« J’appellerais « la participation non éduquée » de l’autre dans la pratique artistique, son intervention participative en tant que forme de stimulation et de récupération de la capacité créatrice inhérente à la condition humaine ». (Joseph Beuys Bâtissons une cathédrale, Conversations entre Beuys, Kounellis, Kiefer et Cucchi, Paris, L’Arche, 1988, p. 171-173)
Cette « participation volontaire, corporelle, simple et non éduquée » dont parlait Joseph Beuys est cette participation artistique dans laquelle l’autre n’a besoin que d’être lui-même en puissance pour intervenir, avec ses propres savoirs (réflexion, conscience, présence, parole, geste, savoir-faire, force sociale, potentialités créatives), elle doit rester simple, mais significative pour le participant, générant une plus grande confiance en lui-même. Ce type de participation est imprégnée par des relations de proximité psychologique (affects, intérêts et émotions) qui ne doit pas édulcorer le sens critique et la dispute démocratique. La composition complexe de l’oeuvre, par collage de fragments de réalités hétéroclites, doit permettre de ménager un nombre important de projections affectives, qui sont entendues, comme de « possibles rapprochements ou approximations psychologiques conscientes ou inconscientes » parmi les personnes participantes. Cette proximité ne s’oppose pas au processus de la pensée, mais au contraire accompagne notre perception et partage des territoires existentiels que nous pouvons avoir en commun.
Sigmund FREUD disait : « Il n’y a pas d’oeuvre d’art sans échange affectif » (Paul ARDENNE, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, p. 180)
L’oeuvre existe alors grâce à la créativité qu’elle suscite chez le faiseur amateur, comme chez le regardeur, devenant l’espace-temps matérialisé qui fait permuter des fragments de réalités composites vers d’autres imaginations, permettant d’en insinuer des lectures infinies. La rencontre avec ce qui est surprenant, avec ce qui rompt avec les habitus, constitue le germe actif de la participation créative.
« L’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif ». (Marcel Duchamp, Devant le Grand verre, 1915-1923)
« L’art s’occupe d’un produit qui a deux pôles : le pôle de celui qui fait l’oeuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne autant d’importance à celui qui la regarde comme à celui qui la fait ». (Pierre Cabannes, Conversations avec Marcel Duchamp, 1972, p.110)
Pour cela, il faudrait imaginer une pratique artistique qui favorise la dimension participative du récepteur en privilégiant diverses manières créatives et déclencheurs potentiels : nécessité de laisser des choses non réglées, inachevées, ouvertes aux suggestions et implications diverses, inviter l’imagination de l’autre à intervenir mentalement et factuellement à la continuation de ce qui est réalisé, ménager plusieurs formes de contact avec la forme en train de se faire. Mettre-en-oeuvre un processus de création plus ample, complexe et immersif où chacun peut trouver sa place et tirer son fil de pensée intelligible.
« Produire une Oeuvre ouverte, c’est permettre au spectateur d’intervenir dans la transformation de l’oeuvre en cours, de faire partie de l’oeuvre et de s’intégrer comme un participant actif de la création propre » (Umberto ECO, La définition de l’art : l’Oeuvre ouverte, 1962)
Processus d’oeuvre ouverte à l’altérité, expérimentation de création partagée (recherche et fabrication), introduction de la participation active des regardeurs et des habitants dessinent peu à peu les instances discursives et politiques de la réception des oeuvres plastiques réalisées, dans ces conditions.
Le format processuel et sériel des réalisations esthétiques participatives
« Le processus de création est plus important que le résultat » (Joseph Beuys, artiste, 1982)
L’expérimentation et la mise-en-oeuvre créative sont envisagées comme un processus de recherche et de questionnement permanent sur nos pratiques, sur les modes de production et de création des dispositifs de représentation de l’art et de la culture dans les lieux ou les territoires qu’ils investissent, notamment à travers l’enjeu du collectif et du coopératif. L’appétence de chacun à se mettre à l’oeuvre au sein du processus de création devient pour nous un enjeu fondamental des formes possibles relationnelles à partir de la pratique artistique. Et cette appétence définit aussi par conséquence la haute qualité esthétique des réalisations plastiques élaborées sous ces conditions.
Toutes les étapes du processus créatif comptent. Des procédés relationnels et des négociations variables sont mis-en-œuvre sur l’espace et le temps publics : rendez-vous, échanges, rencontres, recherches et réalisations formelles participatives et collaboratives. Les différentes strates du travail sont rendues visibles, discutables, et partageables, inscrites sur le territoire pour un temps long de co-production. Ainsi, le processus de création en action est partagé et mis-en-scène, et devient aussi important que l’œuvre d’art, finalisée et exposée.
Chaque projet se décline dans un format sériel, propice au mode d’infusion et d’infiltration dans les espaces de vie habités .
Le temps long de la permanence et de l’infusion artistique sur un territoire choisi
Cette démarche de permanence artistique développée au coeur de la fabrique urbaine est activée comme une instance de veille réflexive et d’exploration de nouvelles formes de relations esthétiques au(x) monde(s) rencontrés.
Le caractère aléatoire des rencontres, la maîtrise précaire des lieux investis et le temps de la mise-en-oeuvre partagée ne permettent pas d’envisager l’oeuvre comme la production d’une forme achevée et totalement définie à l’avance, mais davantage comme un processus de co-création partagée sans cesse renouvelé, actualisé, perturbé et enrichi par cette friction même, qui inclut dans un temps long de maturation : projets, rencontres, transformations, questionnements, hypothèses…
Les formes plastiques se développent sur un mode de création expérimental, s’approfondissent et se précisent dans la durée en une arborescence d’expériences et matérialisations variables. La réalisation sérielle en cycles d’infusion et étapes d’infiltration (plusieurs années sont souvent nécessaires), permet de se concentrer sur une question pour un temps long jusqu’à son épuisement des formes sérielles et dilution active et inspirante dans le commun de la vie.
Le concept élargi de l’art : l’art c’est la vie !!!
C’est Joseph Beuys qui crée le concept d’une « sculpture sociale » en tant que concept élargi de l’art. Il prend au sérieux la phrase d’Héraclite « Toute l’existence passe par le flux de la création et de la destruction », maxime du mouvement Fluxus, auquel il a appartenu. Pour lui, l’art c’est la vie. L’art en action, l’acte créatif est plus important que l’oeuvre d’art, et il doit être enseigné à tous, suivant les préceptes du pédagogue Rudolph Steiner, qui pose « le principe de la liberté de s’exprimer et d’agir comme but suprême de la société ».
« Chaque homme est un artiste en puissance. Il s’agit d’une potentialité (…). Chaque homme a la potentialité de transformer la matière dans son état magmatique et chaotique en lui donnant une forme d’art. Une pratique qui tend vers le social en tant qu’éducation, et arrive à pénétrer chacun, dans une intention émancipatrice (…) Le seul acte plastique véritable, consiste dans le développement de la conscience humaine » (Joseph Beuys, Fondation de la F.I.U. Université Internationale Libre pour la créativité et la recherche interdisciplinaire, 1973, Documenta 6, Kassel, 1977)
« Chaque homme est un artiste (potentiel) ». Cette affirmation est la thèse de Joseph Beuys, elle est la base de son travail artistique et est sa contribution majeure à l’histoire de l’art contemporain. Il affirme que pour sortir de sa barbarie et son obscurantisme, chaque homme peut cultiver son devenir artiste, son potentiel artiste. D’après lui, l’art doit être enseigné à tous en tant que praxis, non pas pour que tout le monde devienne artiste, au sens classique du terme, mais pour que tous applique le principe de l’art (le potentiel d’imagination et de création) à son quotidien, afin de créer les conditions de l’expérience et de la conquête de la liberté.
« Tout le monde est artiste au sens où il peut donner forme à quelque chose… et ce qui doit à l’avenir prendre forme est ce que l’on appelle « Sculpture Sociale de chaleur ». C’est ce principe qui devrait permettre de triompher de l’aliénation ; procédé thérapeutique, mais aussi procédé de réchauffement. Et cela à son tour va évidemment de pair avec le principe de fraternité, qui enferme en son sein le concept de chaleur. » (Joseph Beuys, « La sculpture sociale », 1982)
La sculpture sociale (terme emprunté à Joseph Beuys) est la forme qui peut surgir spontanément dans l’espace qui existe entre une personne et un objet, ou entre deux ou plusieurs personnes. Trouver des matérialités inventives et des actes plastiques qui régénèrent, stimulent et actualisent la conscience que l’homme possède de ce qui l’entoure. Matières, gestes et paroles qui augmentent sa sensibilité et son individuation inédite, et qui réconcilient l’individu avec son environnement par le biais de sa créativité.
En effet, c’est parce que l’anonyme, l’individu singulier porteur de sa culture et de son savoir, est devenu potentiellement un sujet d’art que son inscription dans une action symbolique et sa transcription dans le régime esthétique des arts peut être un art. Ainsi, l’anonyme est non seulement susceptible d’art mais aussi porteur d’une réalisation et d’une représentation singulière de lui-même aux yeux des autres. C’est une manière de penser l’art et ses sujets, de mettre en œuvre l’art et ses processus de création partageable entre participants contributeurs. « Cette sculpture sociale » dessine ainsi, selon les projets, des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d’actions symboliques, remettant en question la (re)distribution des rôles, des territoires existentiels, des places et des langages, et la recomposition renouvelée et actualisée des signes, des mots et des images s’y référant.
« Les conditions de la vie doivent changer – la régénération ne viendra que du champ élargi de l’art. » (Joseph Beuys, Le concept élargi de l’art, 1988)
L’idée d’une nécessité d’appliquer l’art et la création à tous les domaines et les actes de la vie est une proposition d’un art pour tous, d’un processus de création ouvert à tous. Pratiquer le potentiel libérateur d’imagination et de création, c’est l’invitation par laquelle Joseph Beuys nous conduit à repenser notre relation esthétique au monde.
Un peu plus d’art, pour plus d’humanité : les personnes rencontrées, les gestes essentiels, les souffles nécessaires et les paroles échangées deviennent « figures de l’oeuvre ». La question symbolique du rapport à l’autre devient dès lors centrale, et dessine par touche le récit d’une nouvelle réalité commune et désirable.