
Le collectif artistique est pensé comme un rassemblement de personnes autour d’un objectif commun, un regroupement d’énergies dans une vision commune. La Luna reste un collectif à géométrie variable, rassemblé autour d’un noyau dur (les 3 plasticiennes).
Des protocoles de production coopérationnelle sont expérimentés au sein d’une fabrique de pratiques artistiques. Ce processus de fabrication collective est représentatif de l’intérêt porté aux savoirs (être et faire) des autres quelqu’ils soient. Il doit permettre à chacun de participer et d’agir à sa mesure à la réalisation d’oeuvres plastiques et visuelles (installations multimédia, assemblages d’objets sculpturaux, performances, déambulations colorées, architectures bricolées, cartographies subjectives et couturées, actions intermédia…). Les personnes invitées dans le process créatif déposent leurs parts, leurs actes créatifs et contributifs, en partant de leurs propres situations, vécus et savoirs.
Donner forme à cette pratique collective, c’est déplacer les lignes de partage culturel. Créer des perspectives sensibles, intelligentes et instructives, partager une part d’émotion et d’être au monde en commun, le temps d’un moment libérateur. Avoir une envie persistante de partager et d’accomplir humblement des choses ensemble, s’ouvrir à la richesse des autres et les accueillir. L’art développé sur ce mode expérimental devient alors un geste performatif au quotidien et critique au temps présent.
Ouvrir l’oeuvre à la présence active des autres, où chacun, faiseur et récepteur, participe intuitivement, et peut intervenir de façon multisensorielle : tactile, visuelle, auditive, et olfactive. Elle reste totalement ouverte aux collaborations multiples, en invitant à faire partie du parcours d’un processus créatif, en initiant une trajectoire de recherche, pleine de carrefours, de traverses et de dérivations.
« L’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif ». (Marcel Duchamp, Devant le Grand verre, 1915-1923)
« L’art s’occupe d’un produit qui a deux pôles : le pôle de celui qui fait l’oeuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne autant d’importance à celui qui la regarde comme à celui qui la fait ». (Pierre Cabannes, Conversations avec Marcel Duchamp, 1972, p.110)
L’oeuvre existe alors grâce à la créativité qu’elle suscite chez le regardeur, devenant l’espace-temps matérialisé qui fait permuter des fragments de réalités composites et qui peut insinuer des lectures infinies de notre condition d’existence contemporaine. La rencontre avec ce qui est surprenant, avec ce qui rompt avec les habitus, constitue le germe actif de la participation créative.
« Produire une Oeuvre ouverte, c’est permettre au spectateur d’intervenir dans la transformation de l’oeuvre en cours, de faire partie de l’oeuvre et de s’intégrer comme un participant actif de la création propre » (Umberto ECO, La définition de l’art : l’Oeuvre ouverte, 1962)
Pour cela, il faudrait imaginer une pratique artistique qui favorise la dimension participative du récepteur en privilégiant diverses manières créatives et déclencheurs potentiels : nécessité de laisser des choses non réglées, inachevées, ouvertes aux suggestions et implications diverses, inviter l’imagination de l’autre à intervenir mentalement et factuellement à la continuation de ce qui est réalisé, ménager plusieurs formes de contact avec la forme en train de se faire. Mettre-en-oeuvre un processus de création plus ample, complexe et immersif où chacun peut trouver sa place et tirer son fil de pensée intelligible.
« Ce fil qui circule entre tous, nous relie et fait de nous des êtres d’esprit nourris des combats politiques et poétiques de tous les autres, ceux d’avant, ceux de maintenant, ceux d’après. C’est ce que les vieux Chinois appelaient la « Longue vie » (Armand Gatti, Rêve d’humanité, janvier 2017)
« J’appellerais « la participation non éduquée » de l’autre dans la pratique artistique, son intervention participative en tant que forme de stimulation et de récupération de la capacité créatrice inhérente à la condition humaine ». (Joseph Beuys Bâtissons une cathédrale, Conversations entre Beuys, Kounellis, Kiefer et Cucchi, Paris, L’Arche, 1988, p. 171-173)
Cette « participation volontaire, corporelle, simple et non éduquée » dont parlait Joseph Beuys est cette participation artistique dans laquelle l’autre n’a besoin que d’être lui-même en puissance pour intervenir, avec ses propres savoirs (réflexion, conscience, présence, parole, geste, savoir-faire, force sociale, potentialités créatives), elle doit rester simple, mais significative pour le participant, générant une plus grande confiance en lui-même. Ce type de participation est imprégnée par des relations de proximité psychologique (affects, intérêts et émotions) qui ne doit pas édulcorer le sens critique et la dispute démocratique. La composition complexe de l’oeuvre, par collage de fragments de réalités hétéroclites, doit permettre de ménager un nombre important de projections affectives, qui sont entendues, comme de « possibles rapprochements ou approximations psychologiques conscientes ou inconscientes » parmi les personnes participantes. Cette proximité ne s’oppose pas au processus de la pensée, mais au contraire accompagne notre perception et partage des territoires existentiels que nous pouvons avoir en commun.
Sigmund FREUD disait : « Il n’y a pas d’oeuvre d’art sans échange affectif » (Paul ARDENNE, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, p. 180)
C’est Joseph Beuys qui crée le concept d’une « sculpture sociale » en tant que concept élargi de l’art. Il prend au sérieux la phrase d’Héraclite « Toute l’existence passe par le flux de la création et de la destruction », maxime du mouvement Fluxus, auquel il a appartenu. Pour lui, l’art c’est la vie. L’art en action, l’acte créatif est plus important que l’oeuvre d’art, et il doit être enseigné à tous, suivant les préceptes du pédagogue Rudolph Steiner, qui pose « le principe de la liberté de s’exprimer et d’agir comme but suprême de la société ».
« Chaque homme est un artiste en puissance. Il s’agit d’une potentialité (…) Le seul acte plastique véritable, consiste dans le développement de la conscience humaine » (Joseph Beuys, Fondation de la F.I.U. Université Internationale Libre pour la créativité et la recherche interdisciplinaire, 1973, Documenta 6, Kassel, 1977)
La thèse de Joseph Beuys : « Chaque homme est un artiste (potentiel) » est sa contribution à l’histoire de l’art contemporain (après la Shoa). Il affirme que pour sortir de sa barbarie et son obscurantisme, chaque homme peut cultiver son devenir artiste et « transformer la matière dans son état magmatique et chaotique en lui donnant une forme d’art en tant qu’éducation. Une pratique qui tend vers le social et arrive à pénétrer chacun, dans une intention émancipatrice ». D’après lui, l’art doit être enseigné à tous en tant que praxis, non pas pour que tout le monde devienne artiste, au sens classique du terme, mais pour que tous applique le principe de l’art (le potentiel d’imagination et de création) à son quotidien, afin de créer les conditions de l’expérience de la liberté.
« Tout le monde est artiste au sens où il peut donner forme à quelque chose… et ce qui doit à l’avenir prendre forme est ce que l’on appelle « Sculpture Sociale de chaleur ». C’est ce principe qui devrait permettre de triompher de l’aliénation propre au monde du travail ; procédé thérapeutique, mais aussi procédé de réchauffement. Et cela à son tour va évidemment de pair avec le principe de fraternité, qui enferme en son sein le concept de chaleur. » (Joseph Beuys, « La sculpture sociale », 1982)
La sculpture sociale est la forme qui peut surgir spontanément dans l’espace qui existe entre une personne et un objet, ou entre deux ou plusieurs personnes. Trouver des matérialités inventives qui régénèrent et actualisent la conscience que l’homme possède de ce qui l’entoure. Matières, gestes et paroles qui augmentent sa sensibilité et son individuation inédite, et qui réconcilient l’individu avec son environnement par le biais de sa créativité. Une urgence actuelle dans la société industrielle de consommation !
L’idée de Joseph Beuys d’une nécessité d’appliquer l’art et la création à tous les domaines et les actes de la vie est une proposition d’un art pour tous, d’un processus de création ouvert à tous. Pratiquer le potentiel libérateur d’imagination et de création, c’est l’invitation par laquelle Joseph Beuys nous conduit à repenser notre relation esthétique au monde.
« Les conditions de la vie doivent changer – la régénération ne viendra que du champ élargi de l’art. » (Joseph Beuys, Le concept élargi de l’art, 1988)
Un peu plus d’art, pour plus d’humanité : les personnes rencontrées, les gestes essentiels, les souffles nécessaires et les paroles échangées deviennent « figures de l’oeuvre ». La question symbolique du rapport à l’autre devient dès lors centrale, et dessine par touche le récit commun d’une nouvelle réalité désirable.
La participation reste possible si les participants actifs, émetteurs ou récepteurs, « utilisent un code artistique équivalent (non pas semblable et égal) leur permettant d’expérimenter à leur mesure avec les matériaux, en toute équité ». Pour ce faire, il faut prendre soin de trouver des matérialités manipulables et de laisser place à des savoir-faire partageables : dessiner, peindre, coudre, filmer, écrire, performer, organiser des situations ou des micro-événements, expérimenter des modalités dialogiques du faire et du penser en commun.
Il s’agit aussi bien d’imaginer des « ménagements de temps et de rencontres » que de réaliser « des pièces plastiques et des aménagements d’espaces à vivre ». Chacun participe à son juste potentiel et s’inscrit dans la chaîne co-production, à la place qu’il choisit.
Cette volonté de collaboration assumée influence fortement le choix des matières et des techniques employées, ayant volontiers recours aux manipulations inventives, recherches et expérimentations de matériaux divers, traditionnels mixés aux nouvelles technologies. Les oeuvres plastiques admettent des échappées esthétiques variables (manipulations et détournements de sens, glissements de formes et élargissement des matérialités).
Les gestes modestes mais rigoureux des savoirs locaux et habitants s’intègrent de façon complémentaire dans l’oeuvre collective. Le fait-main, l’approche artisanale est privilégiée pour laisser place à « la main qui pense ». Faire-oeuvre à partir des énergies vitales et savoirs locaux, savoir-faire individuels et non académiques, expertises du quotidien et expressions singulières. Considérer l’activité artistique comme un travail qui permettent à chacun de développer ces facultés créatrices et de participer à des situations créatives qui privilégient l’action collective, la fabrique artisanale, la mutualisation des pratiques, l’échange des savoirs et le mélange des genres.
Si les moyens techniques peuvent être variables et négociables, l’esprit de la mise au travail reste constant dans une forme de rigueur, de ténacité, d’exigence et de sens critique aigu.
« Les opiniâtres sont les sublimes ils ont une pensée libre » (Victor Hugo). Surtout rester debout !! Combattant, déterminé à convaincre, presque impertinent, souvent indiscipliné.
Le recours aux matières recyclées permet de tester, expérimenter, inventer généreusement. Chiner les matériaux et privilégier la récupération et le réemploi des matières de seconde main permettent d’inscrire l’économie de l’oeuvre dans le marché d’économie circulaire de l’Eco-design, ne réduisant en rien les ambitions créatives. On désigne par Eco-design, une nouvelle approche qui consiste à mettre en oeuvre des méthodologies prenant en compte divers facteurs écologiques : impact écologique que la production de l’oeuvre génère, coût raisonnable de la production, attention à la démontabilité, la traçabilité, la recyclabilité des matériaux et des technologies employées, maintien et renouvellement du désir d’objet tout en respectant l’économie des ressources premières.
L’approche empirique des technologies numériques démystifie l’expertise sacralisante et excluante du process artistique. Créer un un écosystème mixte composé de matières tangibles et de projections virtuelles (écran vidéo, émetteur acoustique, structure électronique bricolée et recyclée).
Les techniques artisanales, amateures et professionnelles, sont stimulées et augmentées par les moyens de communication technologique, utilisant ordinateur, internet, gps, vidéo. Ce mixage des techniques non excluant révèlent une attention réfléchie et exigeante aux choix des matériaux classiques et des technologies numériques qui sont mises-en-oeuvre pour matérialiser les pièces plastiques et les environnements esthétiques de La Luna.
La production artistique ne peut pas être mis à part de cette dynamique horizontale « peer to peer ».
Le mouvement « Pro-Ams » théorisé par Charles Leadbeater, stipule que les amateurs produisent des savoirs et des connaissances de niveau professionnel en dehors de leurs tâches fonctionnelles du travail rémunéré (environ 30h /semaine). Cette « activité symbolique et valorisante » est mise à disposition de la communauté, et participe à une économie circulaire des savoirs, pour en bénéficier ensuite à leur tour.
« Les personnes ayant un capital culturel et humain plus développés sont plus épanouies, résiliantes (capables de revenir à leurs propriétés initiales après des altérations et chocs subis), adaptables, endurantes en tant de crise, parce que cultivant des compétences diversifiées et des acquis permanents et constants. » (Leadbeater Charles, Miller Paul, The Pro-Am Revolution, how enthusiasts are changing our economy and society, Demos, Londres, 2004 ; Leadbeater Charles, The era of open innovation, conférence TED, juillet 2005)
Cette « ouverture à la pratique amateure » et la logique de la « contribution libre » est un élément fondamental des systèmes de production des oeuvres de la Luna. Le « do it yourself », le « fais-le par toi-même », est un argument d’éducation populaire important pour revisiter le concept de la participation et d’émancipation de chacun. C’est la croissance du capital humain (connaissances et compétences), du capital social (relations et connexions) et du capital culturel et symbolique (savant et populaire) qui est recherchée, comme nouveaux indicateurs de richesse à revaloriser.
Quatre formes de capital (financier en lien direct avec le travail rémunéré, humain, social et culturel) différemment assemblées, permettent à l’individu de se distinguer dans son identité et son style de vie, de se tenir en public, de révéler sa personnalité et de s’épanouir personnellement. L’individu accompli ne peut pas être réduit à son capital financier et doit accroître sa capacité à prendre part aux activités culturelles et sociales (Pierre Bourdieu « La Distinction, critique sociale du jugement », 1979)
« Finalement, ce qui est peut-être structurant aujourd’hui, c’était l’opposition entre ceux qui sont des exclus de la culture et ceux qui ont accès à une grande diversité de répertoires, pas uniquement situés dans le domaine savant. » (Olivier Donnat, « De l’exclusion à l’éclectisme », Enquête sur les pratiques culturelles, 1994)
Parce que, sous couvert d’une démocratisation culturelle massive, seules les classes sociales aisées bénéficient du développement des activités culturelles et des industries créatives (spectacles, loisirs), leur permettant d’accéder et de consommer avec facilité un large éventail de répertoires culturels (du savant au populaire). C’est l’étendue de la diversité des répertoires fréquentés et consommés qui les distinguent, excluant toujours davantage les personnes de classes moyennes et populaires. C’est donc un contresens énorme de croire que la démocratisation culturelle prônée depuis les années 80 serait garante d’une meilleure démocratie culturelle.
La diversité culturelle et les droits culturels de chacun sont considérés comme facteurs de développement personnel et d’égalité. C’est dans la diversité des « écosystèmes culturels » qu’il convient de chercher les ressources pour respecter l’égalité des personnes et la valorisation de leurs milieux de vie (UNESCO, Convention des Droits de l’Homme, Fribourg, Suisse, 2001)
Dans ces conditions, aujourd’hui, il est donc de première importance de favoriser la création d’oeuvres ouvertes à la participation et à l’éducation artistique et non pas à la consommation de programmes culturels. Démocratie culturelle versus démocratisation culturelle. Plus que de parler de droits culturels (en théorie), il est primordial de mettre-en-oeuvre (en pratique) des processus de transformation modifiant de façon critique l’existant où, la culture est avant tout une action, une dynamique qui se pratique sans différenciation, en reconnaissant la réalité absolue de l’altérité de chacun et la puissance non pré-conçue de sa subjectivité. Chacun étant capable de faire valoir son expérience singulière, sans hiérarchisation. Ce qui comptent ce sont les relations, les émotions esthétiques et partageables par chacun pris dans un mouvement de « plus de vie » avec tous. Chacun étant relié à tous, sans distinction et identification. Il s’agit de ne distinguer personne en particulier mais de mettre en avant chacun, dans sa propre singularité quelconque au sein de pratiques artistiques collectives.